La rumba congolaise, indémodable ?

Elle fait partie de la bande-son du continent africain, quels que soient les arrangements qui l’ont habillée successivement selon les époques : depuis plus de soixante-dix ans, la rumba congolaise joue de son charme irrésistible et a révélé de nombreux artistes sur la scène internationale. Cinquième volet de la série consacrée aux grands courants musicaux d’Afrique sur RFI Musique.

Une nouvelle étape se profile dans l’histoire déjà riche de la rumba congolaise : d’ici quelques mois, l’Unesco examinera le dossier déposé conjointement par les autorités de deux Congo pour que cette musique d’Afrique si populaire figure au patrimoine immatériel de l’humanité et y rejoigne entre autres le reggae ou le tango. Cette candidature, préparée lors du très sérieux Colloque international sur la rumba en mars 2020, ne possède pas seulement une dimension symbolique ; elle traduit aussi la prise de conscience d’une richesse culturelle à valoriser, défendre et protéger, qualifiée « d’élément très représentatif de l’identité du peuple congolais ».

Trait d’union entre les deux États et leurs capitales Kinshasa et Brazzaville qui se font face sur chaque rive du fleuve Congo, la rumba congolaise a un impact qui dépasse le seul cadre musical. Impossible de la déconnecter des danses qui l’accompagnent et sans cesse se renouvellent, ou encore de son volet vestimentaire, porté à son paroxysme par les représentants de la Sape (Société des ambianceurs et des personnes élégantes) et son prince, le chanteur Papa Wemba. Elle infuse jusque dans les arts graphiques, comme l’a soulignée l’exposition Beauté Congo en 2015 à la Fondation Cartier à Paris. Quelque part entre le mode de vie et l’esthétique.

Son rayonnement international, et en premier lieu à l’échelle du continent, tient en partie à des facteurs extra-artistiques qui ont favorisé son développement dès la première partie du XXe siècle. « Il faut remercier tous ces étrangers qui ont monté des sociétés de production chez nous », assure le chanteur septuagénaire Bumba Massa, en faisant référence aux fondateurs des différents labels qui ont créé ex nihilo l’industrie locale du disque à Léopoldville, ancien nom de Kinshasa du temps de la colonisation belge – avec en outre un réseau de distribution structuré à travers tout le pays !

Acte de naissance de la rumba

Les studios d’enregistrement qui ont fait leur apparition au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, avec la technologie de l’époque, fonctionnent à un rythme intense : après à peine dix ans d’activité, plus de 2 000 références de 78 tours sont listés sur le catalogue de Ngoma, dirigé par le commerçant grec Jeronimidis ! Avec Marie-Louise, de Wendo Kolosoy et Henri Bowane, il obtient à la fin des années 1940 un succès considéré comme l’acte de naissance quasi officiel de la rumba.

Si ces pionniers jouent un rôle essentiel, en réalité le bouillonnement musical dont ils sont l’expression est un processus qui a démarré au cours de la décennie précédente. À Brazzaville, dans la colonie française, l’orchestre Congo Rumba pris en main par un musicien antillais ou encore le groupe Victoria Brazza de Paul Kamba participent à cette émulation artistique, qui résulte d’un contexte propice. Le développement des colonies favorise les échanges commerciaux et du même coup le brassage des populations, qui apportent avec elles leurs instruments (guitare, accordéon…), leurs répertoires ; l’urbanisation naissante transforme le quotidien.

Les stations de radio apparaissent. À Léopoldville, des haut-parleurs sont installés dans certaines rues, au marché… Des speakers y lisent les communiqués de l’administration, mais la musique est présente dès le départ et elle occupe une part de plus en plus importante des programmes au fur et à mesure que le temps de diffusion quotidien augmente. « Au milieu des années 1950, la dimension interactive de la programmation renforçait l’impression, des Européens comme des Congolais, que la radio coloniale était passée au service des auditeurs africains. En effet, pour répondre au plus près au goût des Congolais et leur permettre de s’approprier ‘leur radio’, RCBA [Radio Congo belge pour Africains, NDR] avait dès ses débuts créé l’émission des ‘Disques demandés par les auditeurs' », rappelle l’universitaire Charlotte Grabli dans son article « La ville des auditeurs : radio, rumba congolaise et droit à la ville dans la cité indigène de Léopoldville (1949-1960) » paru en 2019 dans les Cahiers d’études africaines.

Musique cubaine

Parmi ces disques, il y a la production locale, mais aussi et surtout une série de 78 tours baptisée GV, commercialisée par La Voix de son maître à destination des marchés tropicaux : en grande partie de la musique cubaine, comme The Peanut Vendor/El Maniserodevenu entretemps un classique et qualifié de « rumba fox-trot » sur la rondelle du disque.

Ces chansons sont très appréciées sous les tropiques congolais, où leur parenté avec les musiques locales relève de l’évidence, expliquée par l’esclavage à l’image du lien souvent fait entre le blues du Mali et celui du Mississippi. Son nom ne serait-il pas dérivé du mot nkumba, qui en kikongo signifie « nombril » ? Toujours est-il que c’est en se la réappropriant, en y intégrant des sons glanés ici et là, que les artistes de Léo et Brazza dessinent les contours de la rumba congolaise.

L’électrification des instruments, à partir de 1953 et la chanson Mama é, entraine une première évolution majeure. Cette année-là voit aussi les débuts de l’African Jazz de Joseph Kabasele, dit Grand Kallé, qui devient la formation phare de la rumba à laquelle elle donne une autre visibilité.

Elle accompagne la décolonisation avec l’indémodable Independance Cha Cha, qui traverse les frontières. Le saxophoniste camerounais Manu Dibango, le guitariste Docteur Nico, le chanteur Tabu Ley Rochereau ont figuré dans les rangs de ce que l’on a pris l’habitude d’appeler la première école de la rumba, tant elle a formé de jeunes instrumentistes et vocalistes.

Franco, le plus grand

La deuxième école, par ordre chronologique, est celle de Franco« l’homme qui passe jusqu’à aujourd’hui pour le plus grand guitariste et compositeur de rumba congolaise et qui, dans une histoire moins anglo-centrique de la musique, aurait sa place aux côtés de B. B. King, Chuck Berry et Little Richard », écrit David Van Reybrouck dans son remarquable ouvrage Congo, une histoire, Prix Médicis Essai en 2012.

L’OK Jazz créé en 1956, renommé ensuite TP OK Jazz, est une entreprise aussi florissante que productive, à l’origine d’un autre vivier de talents jusqu’à la disparition de son patron en 1989. Côté Brazzaville, les Bantous de la capitale jouent un rôle semblable dans les années 60. De part et d’autre du fleuve, les exemples de réussite aiguisent certains appétits, si bien qu’entre vraies-fausses rivalités et opportunités, les orchestres se font et se défont à un rythme singulier.

Ce turnover permanent est même devenu une des caractéristiques du petit monde de la rumba congolaise, susceptible de prendre des proportions surprenantes : lorsque le chanteur Sam Mangwana rejoint l’OK Jazz après avoir travaillé pour la concurrence, à savoir l’African Fiesta du « Seigneur » Tabu Ley (premier chanteur africain tête d’affiche à l’Olympia en 1970), l’affaire est portée jusque dans le bureau du ministre de la Culture !

Sur le plan musical, de nouvelles mutations interviennent dans les années 1970 : le sébène, partie instrumentale sur laquelle le tempo accélère, dynamisé par les guitaristes, prend une fonction centrale dans les morceaux qui se rallongent de quelques minutes ; les animations vocales des atalakus apportent une autre forme d’énergie ; les cuivres disparaissent et les percussions se font davantage entendre. Représentatif de cette tendance, Zaïko Langa Langa, qui fêtait ses cinquante ans en 2019, constitue la troisième école de la rumba congolaise.

Soukous et ndombolo

L’ère du soukous s’ouvre, variante de la rumba dans laquelle excellent Pepe KalleAurlus Mabele ou encore Papa Wemba. Celui-ci, à son tour, fait de son groupe Viva La Musica une académie musicale. Dans les années 1980 et 1990, elle accompagne l’arrivée des batteries électroniques et claviers qui modifient encore la donne et aboutit au ndombolo, autre déclinaison de la rumba, au tournant du millénaire, ouvrant la porte à Werrason, JB Mpiana et Barbara Kanam, une des rares femmes à s’être illustrée dans la musique congolaise avec Mbilia Bel, Tshala Muana et Abeti Masikini.

Au micro, un phénomène envahit les morceaux : les dédicaces ou libangas, une pratique du name dropping effectuée en contrepartie d’une rémunération de celui dont le patronyme est cité. Dans ce domaine, le très populaire Koffi Olomidé, chantre de la rumba romantique, a tout d’un maitre. Et son orchestre Quartier latin, avec lequel il s’est produit à guichets fermés en 2000 au Palais omnisports de Bercy à Paris devant près de 18000 spectateurs, a fourni deux des artistes les plus suivis à Kinshasa depuis désormais plus d’une décennie : Fally Ipupa et Ferré Gola, qui ont modernisé la rumba comme leurs aînés avec des sonorités urbaines actuelles, mais ont aussi multiplié les prestations live acoustiques depuis 2020, n’hésitant pas à interpréter leurs morceaux au son de leurs seules guitares.

« Une musique doit évoluer. Chaque génération imagine une autre façon de faire de la rumba. Tous ces changements sont des modes, qui disparaissent au bout d’un moment. Et on revient toujours à l’origine », philosophe Bumba Massa, qui a traversé ces périodes et opéré un retour aux sources depuis les années 1990, avec le groupe Kékélé et ses albums personnels. Savoir se régénérer est aussi synonyme de liberté créatrice. Car avec la rumba congolaise, les limites n’existent pas.

RFI

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